Citations, évocation de héros cultes ou d’écrivains célèbres, de plus en plus de marques s’autorisent des références à la littérature dans leur discours. Pourtant, le mariage de la création littéraire avec le marketing n’est-il pas contre nature ? Que penser de cette alliance entre le monde de la culture et celui du business ? Le recours aux beaux textes est-il une tendance éditoriale de fond des pratiques de communication ?
Pour tenter de décrypter ce phénomène, je suis allée poser mes questions à Sarah Sauquet, professeure de lettres, créatrice d’applications littéraires, auteure du délicieux La première fois que Bérénice vit Aurélien, elle le trouva franchement con et d'un Dictionnaire des prénoms littéraires à paraître en février 2019. Parce qu’elle porte un regard moderne et sans afféterie sur la littérature, toutes époques confondues, n’hésitant pas à imaginer Emma Bovary ou Monsieur Jourdain rédigeant des sms, dépoussiérant les classiques en les confrontant à nos usages contemporains, ce qu’elle pense de ce choc culturel m’intéresse.
Sarah, tu as parlé dans ton blog de la campagne "C’est la rentrée, révisez vos classiques" lancée par Chanel en septembre 2018. L’initiative de ce grand nom du luxe et de la mode t’a-t-elle surprise ? En amoureuse et experte des belles lettres, comment la reçois-tu ?
Très attentive à la marque Chanel dont j’aime à suivre l’évolution, je n’ai pas été surprise par le fait que Chanel aborde la littérature. Le lien avec la littérature est constitutif de l’ADN de la marque, et c’est souvent qu’aujourd’hui encore, Chanel rappelle le lien particulier qu’entretenait sa créatrice Gabrielle avec la littérature. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain Paul Morand lui a consacré un essai, L’Allure de Chanel !
Il y a un peu plus de deux ans, de 2016 à 2017, s'est tenue à Venise l'exposition"Culture Chanel" s'inspirant de la bibliothèque personnelle de Gabrielle Chanel. Je n’ai donc pas été surprise que la marque de luxe évoque à nouveau la littérature. Ce qui m'a étonnée en revanche, et enchantée, c'est l’ampleur et le positionnement de la campagne "Révisez vos classiques". Le timing était parfait (on était en pleine rentrée scolaire et littéraire) et l’initiative poussée, très assumée : appel à des blogueurs littéraires, et non pas mode ou beauté, pour relayer l’événement, affichage massif dans le métro parisien, citations pointues et bien choisies, en parfaite adéquation avec les produits mis en avant.
Pour que la formule soit gagnante, l’adhésion entre le produit et la littérature doit être extrêmement forte, les références littéraires choisies avec précision, en évitant la banalité ou les clichés.
Faire appel à la littérature dans un contexte marketing convoque le spectre de l’instrumentalisation : on peut vouloir reprocher l'utilisation d'un héritage "noble", celui des Lettres _ qui plus est en France où la figure de l’écrivain reste sacralisée _ dans un but mercantile. Pour que la formule soit gagnante, l’adhésion entre le produit et la littérature doit être extrêmement forte, les références littéraires choisies avec précision, en évitant la banalité ou les clichés. C’était le cas ici.
As-tu relevé d’autres exemples de marques faisant référence à la littérature dans leur communication ?
Ce phénomène n’est pas nouveau : rappelons-nous comment Bridélice, dans les années 1990, avait habilement exploité la fable de Jean de La Fontaine "Perette et le pot au lait", à travers le personnage de Perette, dont on a pu suivre longtemps les aventures ! Néanmoins, il s’intensifie depuis quelques années et aujourd’hui, des marques apparaissent en revendiquant d'emblée un positionnement littéraire.
Certaines marques créent des événements ou des produits autour de la littérature, en parallèle de leurs propres produits. Dior s’est par exemple associé à Gallimard pour publier un recueil de nouvelles, "Lady", écrit par des plumes célèbres, afin de célébrer le sac "LaDy Dior". Sofitel organise des "Escales littéraires", en invitant des écrivains à séjourner dans ses hôtels et à écrire des nouvelles autour de cette expérience. La SNCF est à l’initiative du plus grand prix des lecteurs en France, le Prix du Polar.
Autre initiative qui a fait jaser lors de son lancement : depuis janvier 2017, Marc Lévy et McDonald’s ont entamé une véritable collaboration, en partenariat avec Hachette. Pour l’achat d’un menu Happy Meal, les enfants se voient offrir un jouet ou un livre. Pas moins de douze titres ont ainsi été écrits, mettant en scène des histoires autour du vocabulaire et des expressions françaises. C'est la troisième fois que la branche française de la société américaine lance une collection de livres dans son menu enfant, après avoir mis à l'honneur des contes classiques et les fables de La Fontaine.
D'autres marques convoquent un auteur ou une œuvre pour mettre en avant un produit : l'allusion sera perçue par un consommateur attentif à cet univers littéraire. C’est le cas lorsque Annick Goutal lance en 1981 le parfum "L’eau d’Hadrien", une référence aux Mémoires d’Hadrien, l’année même où Marguerite Yourcenar rentre à l’Académie Française... Le timing est idéal, le parfum suscite un incroyable engouement. On peut aussi évoquer la banque Pictet faisant référence à la première phrase du roman Anna Karénine de Tolstoï dans sa campagne d’affichage, ou la SNCF citant Victor Hugo et son poème "Demain, dès l’aube" pour annoncer l’ouverture des réservations. Le consommateur peut alors porter un nouveau regard sur la marque, voire la découvrir grâce à cet éclairage.
Depuis peu, on observe l’émergence de marques qui se revendiquent littéraires, vendent des produits estampillés littéraires et axent leur communication sur la littérature : c’est le cas de Balzac Paris, qui s’est fait connaître grâce à ses sweats affichant des prénoms d'écrivains, ou de Jardins d’écrivains, une marque de parfumerie de niche qui vend des parfums restituant l’univers olfactif d’œuvres et univers littéraires.
Enfin, la littérature peut être un fil rouge pour la communication sur les réseaux sociaux. Il faut voir comment Balzac Paris s’adresse à ses clientes, faisant de leur goût pour la littérature un lien de complicité avec la marque. De même, il est très intéressant de noter l’évolution de Sézane dont les boutiques sont désormais des "librairies", où l’on peut acheter des vêtements mais aussi prendre le temps de parcourir les livres à disposition. Morgane Sézalory, la créatrice, n’a rien inventé puisque Sonia Rykiel et Agnès b. avaient la même démarche dans leurs premières boutiques du boulevard Saint-Germain et de la rue du Jour, qui mettaient les livres à l’honneur !
Comment expliques-tu l’engouement des marques pour les grands textes, leurs auteurs ?
Nous sommes dans une période où le consommateur est à la fois extrêmement sollicité et de plus en plus soucieux de donner du sens à l’acte d’achat. Faire appel aux grands textes et à leurs auteurs est avant tout un moyen de se démarquer. Comme Monoprix sait jouer avec les mots, certaines marques savent jouer avec les grands textes et les mots des autres. L'irruption du texte littéraire fait appel à l’esprit critique, à l’intelligence et à la sensibilité du consommateur. Elle invite à la contemplation, à un moment de pause avant l’acte d’achat et propose un message nécessairement différent, qui ne peut que sortir du lot.
Le recours à la littérature permet de revaloriser l'acte d'achat, conférer un supplément d'âme au produit, valoriser le client qui ne sera plus seulement perçu comme un consommateur, mais aussi comme un lecteur...
Mais le recours à la littérature a plusieurs autres objectifs : il permet de revaloriser l’acte d’achat (on ne va plus dans un magasin mais dans une “librairie”), conférer un supplément d’âme à un produit (comme pour Dior), inscrire une marque dans une tradition et un héritage culturel (comme le font Bridélice ou Annick Goutal), et valoriser le client qui ne sera plus seulement perçu comme un consommateur, mais aussi comme un lecteur, susceptible d’apprécier les références littéraires qui lui sont proposées.
C’est d’autant plus ingénieux que les textes et citations sont généralement accessibles à tous, compréhensibles par tous. Ce sont les niveaux de lecture qu’ils impliquent qui ne le sont pas.
Le recours à la littérature est-il une mode passagère ou une vraie tendance, appelée à durer ?
Je pense qu’il s’agit d’une vraie tendance de fond. De plus en plus de marques mettent des livres dans leurs vitrines (Weston), la SNCF multiplie ses initiatives autour du livre et de la littérature (la gare RER de Cergy-le-Haut est ornée d’une gigantesque citation de Marcel Proust sur le voyage) et j’observe de plus en plus de commerces qui font appel à des citations littéraires.
La question porte davantage sur le "comment", la façon dont les liens entre les marques et la littérature vont s’articuler. La littérature sera-t-elle seulement instrumentale, ses citations utilisées de manière décorative ? Va-t-on assister à la mise en place d’expériences réellement immersives ? Va-t-on proposer des expériences digitales et littéraires (au moyen d’applis audio par exemple), des partenariats avec des institutions culturelles et littéraires, davantage d’œuvres littéraires en lien avec les produits ? Le consommateur pourrait même être appelé à devenir co-auteur !
Quels sont les domaines qui se prêtent le mieux à cette alliance avec la littérature… s’il y en a ?
Deux domaines me semblent particulièrement propices à ce mariage, le luxe et le tourisme. Ces deux univers font souvent appel à des valeurs telles que la tradition, le terroir, l’enfance, l’inscription dans un héritage et une histoire, et ce sont des valeurs que l’on retrouve en littérature, et notamment au sein de la littérature classique.
Lire demande du temps, et c’est souvent en vacances, lors d’escapades touristiques, que l’on dispose de temps pour lire. Il est ainsi facile d’inciter à visiter une région pour sa valeur littéraire, de proposer des road trip littéraires, comme le fait Dublin avec le héros de l’Ulysse de James Joyce, Leopold Bloom. De même, qui n’a pas eu envie de relire L’Aiguille creuse après avoir visité Etretat ?
Le luxe invite à un autre rapport au temps, souvent celui d’une contemplation esthétique, et donc pourquoi pas littéraire. Et s'il est "facile"pour Mont Blanc de faire appel à la littérature, une marque d’horlogerie telle que Bréguet sait également citer Balzac dans ses campagnes d’affichage.
Tu consacres dans ton blog des articles aux hôtels qui s’inspirent des grands noms de la littérature… Comment analyses-tu cette combinaison audacieuse ?
Comme je le disais, l’univers du tourisme se marie bien à la littérature et les hôtels littéraires en sont la preuve. Tous ont été créés par Jacques Letertre, un passionné de littérature et véritable bibliophile qui rachète des hôtels et les transforme en établissements littéraires, dédiés à un écrivain (Le Swann et Le Marcel Aymé à Paris, Le Gustave Flaubert à Rouen, L’Alexandre Vialatte à Clermont-Ferrand). Ces hôtels offrent une véritable plongée dans l’univers d’un auteur, nous apprennent des choses, suscitent la curiosité du simple visiteur et offrent une expérience singulière, bien plus qu'un simple séjour dans un hôtel. Cette combinaison est audacieuse _ chaque chambre a un nom bien particulier, la décoration est travaillée, chaque détail est pensé _ et elle fonctionne car la démarche est authentique. Les visiteurs ne s’y trompent pas.
Quand même… D’un côté on a la littérature, associée à l’idée de culture, art, travail intellectuel, érudition… de l’autre les marques, avec leur objectif commercial, le marketing, toutes notions matérialistes, mercantiles : comment ces deux mondes a priori opposés peuvent-ils s’associer sans qu’aucun n'en pâtisse ?
Ces deux univers sont a priori aux antipodes l’un de l’autre et toutes les associations ne se valent pas. Convoquer la littérature pour convoquer la littérature ne sert à rien, bien au contraire, et les "littéraires" sont souvent très méfiants quant à ces associations.
Je vais donner un exemple bien précis : Diptyque a eu l’idée de créer, il y a quelques années, une bougie « La Madeleine », conçue comme un hommage à la madeleine de Marcel Proust. Or, Diptyque a communiqué de façon étrange sur son produit, en faisant un lien assez artificiel avec l'écrivain.
Sur le site de Diptyque, on trouvait simplement ces mots « En apprenant que Marcel Proust utilisait la propriété normande « Les Lilas » des fondateurs de la Maison Diptyque comme bureau de poste, une idée apparût. » Pas de portrait de Marcel Proust, pas un extrait littéraire d’A la recherche du temps perdu pour présenter la madeleine. C’était un peu succinct !
Les consommateurs ne sont pas dupes de récupérations un peu faciles.
Sur Facebook, la photo qui illustrait la sortie de la bougie montrait des madeleines dans un emballage plastique peu flatteur, des madeleines tout sauf artisanales. On ne retrouvait pas du tout l’esprit de Marcel Proust et la photo n’a pas plu à certains internautes comme en témoignent les commentaires. Les consommateurs ne sont pas dupes de récupérations un peu faciles.
Si l’on veut faire appel à la littérature, je pense qu’il faut l’assumer complètement. Une campagne publicitaire raconte une histoire. Celle-ci doit être logique, bien construite pour que l'on y adhère.
Pour finir, et faire écho à ton titre "J’en ai rêvé, Chanel l’a fait", as-tu d’autres rêves d’associations dans le même esprit ?
En tant que lectrice, et consommatrice, j’attends toujours la campagne audacieuse qui saura faire un mariage aussi idéal qu’inattendu entre la littérature et un produit très concret, très démocratisé !
Le monde ouvrier a donné lieu à des descriptions littéraires fascinantes, sensibles, que ce soit chez Émile Zola, Louis-Ferdinand Céline, Maurice Genevoix (Raboliot) ou Claire Etcherelli (Élise ou la vraie vie). Je rêve qu’une marque technique comme Aigle, ou Caterpillar, fasse un jour une vraie campagne littéraire autour de vêtements et équipements techniques ! Ils n’ont qu’à me contacter, je fourmille d’idées 😉
Merci Sarah pour la richesse de cet échange.
Pour aller plus loin
Retrouvez l'actualité de Sarah Sauquet sur son blog untexteunjour.fr
Le débat soulevé par la participation de Mac Donald's au Salon du livre jeunesse de Montreuil 2018.
(c) Photos Carine Gouriadec et Sarah Sauquet.
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